En quête de sens, nous assistons partout à une fiévreuse recherche d’un point de vue qui expliquerait enfin tout : complot mondialiste, élites satanistes, État profond, ou n’importe quel autre nom donné à ce point névralgique d’où l’enchevêtrement du monde deviendrait soudain lisible, cohérent et maîtrisable. Ce besoin n’est pas neuf ; il hante la pensée rationnelle moderne depuis qu’elle a prétendu séculariser le regard de Dieu sur sa création. Le complotisme contemporain est la réponse désespérée, magique, à l’expérience de l’irréversibilité. Quand plus rien ne semble réversible (climat, destruction de la civilisation occidentale, biodiversité, centralisation techno-financière, atomisation sociale, etc.), l’esprit se réfugie dans l’idée qu’il suffit de "révéler" le complot pour que tout redevienne possible. Sécularisation rationnelle de la vieille théodicée : le mal est concentré en un point (Soros, Gates, les Rothschild, les jésuites, les reptiliens, peu importe), dont il suffirait de frapper ce point précis pour que l’ordre naturel et bon revienne. C’est la même structure que le messianisme prolétarien ou le millénarisme médiéval : l’attente fiévreuse d’un événement qui "dévoilera" enfin la vérité et rétablira la justice.
I. Le tapis qui attend son fil
Pour comprendre de quoi nous parlons un détour par Lukács s’avère nécessaire, celui-ci déclarait dans L’Âme et les Formes :
« Pourtant, il y a un ordre caché dans ce monde, une composition dans l’entrelacement confus de ses lignes. Mais c’est l’ordre indéfinissable d’un tapis ou d’une danse : il semble impossible d’interpréter son sens, et encore plus impossible de renoncer à une interprétation ; c’est comme si toute la texture de lignes enchevêtrées n’attendait qu’un mot pour devenir claire, univoque et intelligible, comme si ce mot était toujours sur les lèvres de quelqu’un, et pourtant, jamais personne ne l’a encore prononcé. » Comme on le sait, Lukács apaisa ensuite son inquiétude éloquemment exprimée là en se ralliant au marxisme bolchévisé. Dans Histoire et conscience de classe, il annonçait ainsi la bonne nouvelle :
« C’est seulement avec l’entrée en scène du prolétariat que la connaissance de la réalité sociale trouve son achèvement : avec le point de vue de classe du prolétariat, un point est trouvé à partir duquel la totalité de la société devient visible. »
Malheureusement pour Lukács, qui avait identifié la conscience de classe au Parti, et le Parti à son modèle léniniste, ce point de vue enfin trouvé entraînait surtout un aveuglement total.
II. L’héritage religieux du « point de vue total »
La persistance et l’inflexion de quelques métaphores ne laissent cependant pas d’éclairer sur certaines opérations de l’esprit. L’idée d’un point, « central » ou « suprême », d’où se découvrirait la totalité du monde, était manifestement un héritage de la religion, via la philosophie de l’histoire. Dans la formulation peut-être la plus extrême de celle-ci, due à Cieszkowski, l’avenir lui-même, en tant que partie intégrante de l’histoire universelle conçue comme « totalité organique », devenait accessible à la connaissance et à l’action d’hommes réalisant désormais en pleine conscience le plan de la Providence divine.
Mais cette sorte de « sécularisation » du point de vue omniscient de Dieu n’a pas été seulement le fait de la tradition hégéliano-marxiste, avec ses « lois historiques » et sa téléologie revisitée par le déterminisme : la tentative de « rendre à l’homme toute la puissance qu’il a été capable de mettre sur le nom de Dieu » (Breton à propos de Nietzsche), de l’égaler donc à une chimère de toute-puissance, affranchie des limites inhérentes à l’humanité, a séduit et égaré divers courants de la « pensée moderne », et d’autant plus violemment avec le temps que ce qui s’installait dans les faits était tout le contraire : l’impuissance. La méthode expérimentale elle-même, qui confère à l’observateur penché sur le « petit monde » du laboratoire le point de vue de Dieu sur sa création, a sans doute aussi joué un rôle pour accréditer l’idée d’une connaissance totale des phénomènes, une fois le bon point de vue trouvé.
III. De la spatialisation à la décomposition du processus
Quoi qu'il en soit la forme de spatialisation à laquelle correspond l'idée d'un point de vue central répond assurément à un puissant besoin de l'esprit. Plus encore qu'une image commode, c'est une véritable représentation intellectuelle, un mode de connaissance – trouver le point de vue qui mette en perspective le plus grand nombre de phénomènes – , une façon d'ordonner le réel que se forge toute recherche d'un principe d'intelligibilité. Et à ce titre, si elle est maîtrisée en tant que représentation provisoire et nécessairement approximative, elle possède bien sûr sa pleine légitimité. Ce long détour me permet de préciser le type de dégradation de la saisie dialectique du réel auquel nous sommes confrontés aujourd'hui : la capacité de représentation provisoire et approximative d'une dialectique prédictive maîtrisée à court et moyen terme, d'une appréhension des possibilités historiques ouvertes par les mouvements dialectiques à l'oeuvre.
Pour le comprendre, il faut savoir que nous sommes passés d'une conception spatialisante (chez Lukács par exemple), celle du recul, de la bonne distance à prendre par rapport à ce que l'on regarde, à une conception dialectique, celle de la totalité comme processus. Ce glissement est révélateur d'une contradiction non résolue: celle qui existe entre le déterminisme plus ou moins strict et mécaniste quant au passé et le « sens du possible » quant au présent, aux solutions proposées qu'une critique orientée vers la résolution se doit de mettre en avant.
IV. Réaction en chaîne ou règle du jeu ?
La contradiction, donc entre le déterminisme rétroactif et la liberté qui rendrait possible une prise de conscience est résolue – rhétoriquement – aujourd'hui par le passage d'une métaphore (celle de la « réaction en chaîne ») à une autre (celle d'une « règle du jeu »), dont la signification est bien différente. La première métaphore sert à expliquer le processus qui, entamé à la Renaissance, a abouti à notre situation actuelle, la seconde à évoquer la possibilité de mener à bien la tâche qu'une telle situation nous prescrit. Mais l'ordre chronologique implicite de ces deux métaphores – de leurs « périodes de validité » en quelque sorte – est exactement l'inverse de ce qu'il devrait être pour rendre moins imparfaitement compte de l'histoire réelle, c'est-à-dire d'un processus où, une fois un certain seuil qualitatif franchi (une certaine « masse critique » ), les effets dévastateurs de ce qui devient alors une « réaction en chaîne » échappent à tout contrôle.
C'est auparavant (avant Hiroshima, justement) qu'on pouvait parler de la domination de la rationalité économique (le capitalisme) comme d'une « règle du jeu » possible à changer, une fois connue comme telle. D'ailleurs c'est à peu près ce que disait Engels parlant d'une loi « fondée sur l'inconscience de ceux qui la subissent ». En revanche, c'est maintenant qu'on peut parler d'une réaction en chaîne, c'est-à-dire d'un processus auquel le fait d'en prendre conscience ne peut rien changer. Dérèglement climatique, disparition des espèces et des cultures, radioactivité, déchets ultimes, intoxications générales de l'environnement, etc. Plus trivialement, vous aurez beau savoir que votre cancer est dû aux conditions pathogènes de l'environnement industriel, il ne laissera pas de guérir.
V. Théoricien désemparé et quête généalogique
Même s'il ne s'égare pas dans le labyrinthe des falsifications bien réelles, c'est donc à une véritable décomposition de la causalité que chacun se trouve concrètement confronté, dès qu'il tente de sortir de son accablement devant l'enchevêtrement toujours plus confus d'une réalité illisible. Dans de telles conditions, le penseur rationnel à la recherche du « facteur déterminant en dernière instance » ne peut évidemment qu'être assez désemparé. Ce qui explique sa propension à se rabattre en guise de compensation sur une sorte de quête généalogique ou conspirationniste où la preuve par la chronologie et le complot tient lieu d'explication historique. On peut au moins affirmer, en effet, que telle chose a bien eu lieu avant telle autre, et il est donc plausible, en tout cas pas tout à fait impossible, qu'il y ait là, dans cette succession temporelle, une relation de cause à effet. Les théoriciens étant donc, comme je l'ai déjà dit, tout aussi désemparés en réalité que les gens ordinaires lorsqu'il faut formuler des hypothèses sur les conséquences, même très proches, du désastre en cours, il n'est guère étonnant que leurs écrits aient quelque chose d'irréel.
VI. L’exultation devant l’effondrement
Il leur manque en effet, faute de concevoir un avenir quelconque, à peu près tout ce qui faisait la consistance et le mordant d’une théorie civilisationnelle : la tension vers l’activité collective et la recherche de médiations pratiques, la réflexion stratégique en fonction d’échéances précises, la capacité de relier chaque événement à un programme de conquête du réel. Et si tout cela manque, ce n'est pas – en tout cas pas toujours et pas principalement – par quelque déficience intellectuelle particulière, mais parce que le terrain social et historique sur lequel pouvait naître et se déployer une telle intelligence théorique s'est dérobée sous nos pieds.
Personne ne sait au juste ce qui va jaillir de la jungle du présent, des combinaisons imprévisibles d'un chaos inouï. Les théoriciens se distinguent néanmoins, et plus ils sont « radicaux » plus cela est marqué, par la satisfaction non dissimulée avec laquelle ils parlent de crise, d'effondrement, d'agonie, comme s'ils possédaient quelque assurance spéciale sur l'issue d'un processus dont tout le monde attend qu'il en vienne enfin à un résultat décisif, à un événement qui éluciderait une fois pour toute l'obsédante énigme de l'époque, que ce soit en abattant nos vieilles civilisations ou en les obligeant à se redresser.
Il y a pourtant quelque chose de glaçant dans cette espèce d’exultation hégélienne à cueillir encore et toujours la rose de la raison sur la croix du présent.
Et dans ce cas se pose la question des ressources humaines – pas seulement naturelles – que conserveront nos civilisations, quand le désastre sera allé si loin, pour se reconstruire sur d'autres bases. Autrement dit: dans quel état sont-ils déjà, après tout ce qu'ils s'épuisent à s'infliger, en même temps qu'ils s'endurcissent à le supporter ? On peut soutenir qu'une aggravation de la catastrophe balaiera tous les conditionnements et galvanisera les meilleures énergies, ou au contraire qu'elle précipitera, sous le fouet de la panique, la chute dans la barbarie. On peut spéculer et dogmatiser là-dessus aussi longtemps qu'on voudra, on n'en restera jamais qu'à des opinions, croyances ou « intimes convictions » sans fondement ni portée. Si aucune théorie ne saurait raisonnablement répondre à une telle question, c'est tout simplement que ce n'est pas une question théorique, quoique ce soit la question cruciale de l'époque. Cette attente dépossédée fait elle-même partie intégrante de la catastrophe qui est déjà là.
Lier les formes d'une pratique de contre-société au refus offensif de nos sociétés actuelles ne saurait aller sans un jugement critique cohérent de l'ensemble des médiations de sa construction. Ce jugement renvoie certes à une conception de la vie que l'on souhaite mener, mais cette conception n'est en rien abstraite ou arbitraire: elle repose sur une conscience lucidement historique du processus contradictoire de la civilisation, de l'humanisation partielle qu'il a permis d'accomplir, et qui atteint sa limite avec la rupture anthropologique en cours.